L’acquisition annoncée par Dossche Mills des activités de boulangerie artisanale de Ceres a été interrompue, moins de deux mois après l'intervention de l'Autorité belge de la Concurrence (ABC). En effet, l’ABC a ouvert une nouvelle instruction concernant une transaction non soumise à notification en vertu des règles relatives au contrôle des concentrations. Cette situation s'inscrit dans le cadre d’une tendance européenne plus large par laquelle les autorités de concurrence développent de nouveaux outils et méthodes d’action qui leur permettent d'enquêter sur des acquisitions qui, en principe, échappent à leur contrôle.
Dossche Mills : les antécédents
Le 22 janvier 2025, l’ABC a annoncé son intention d’enquêter sur le projet d'acquisition de l’activité des boulangeries artisanales de Ceres par le groupe concurrentiel Dossche Mills. Bien que l'opération n'atteigne pas les seuils de contrôle des concentrations en vigueur en Belgique, l’ABC l'examine au titre de l’interdiction des ententes entre entreprises concurrentes, en vertu de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et de l'article IV.1 du Code de droit économique belge (CDE).
Dossche Mills et Ceres sont les deux plus grands producteurs et fournisseurs de farine pour les boulangeries artisanales en Belgique. Lors de l’ouverture de son instruction, l’ABC a déclaré qu'il existait « des indices sérieux » que l'acquisition puisse conduire à une « entrave significative à la concurrence effective ». Dans son communiqué de presse, l'ABC a rappelé que ces parties avaient déjà tenté de fusionner par le passé. En effet, une procédure de notification a été lancée en 2019 pour l'acquisition de l'ensemble des activités de Ceres par Dossche Mills (y compris ses activités industrielles). Toutefois, cette procédure a été interrompue en 2020 en raison de doutes sérieux soulevés par l'ABC quant à sa compatibilité avec une concurrence effective. En outre, en 2013, le Conseil de la concurrence de l'époque a estimé que Dossche Mills, Ceres et d'autres acteurs du secteur belge de la farine avaient enfreint l'article 101 du TFUE et l'article IV.1 du CDE. Cela concernait des accords horizontaux anticoncurrentiels et l'échange d'informations sensibles.
Le 20 mars 2025, l’ABC a annoncé que Dossche Mills et Ceres avaient choisi d'abandonner la nouvelle transaction. Après une instruction accélérée au cours de laquelle l'équipe d'enquête a mené des devoirs d’instruction, consultant divers acteurs du secteur, l’ABC a informé les parties de ses conclusions préliminaires. Peu après, les deux parties ont confirmé la résiliation de l'accord de transaction. L’ABC a ensuite indiqué dans son communiqué de presse qu'elle clôturerait l’instruction.
Nouvelle approche européenne des fusions en deçà des seuils de notification
L'instruction de l’ABC s'inscrit dans le cadre d'un mouvement des autorités européennes de la concurrence visant à trouver de nouveaux moyens de soumettre des transactions non notifiables à un contrôle de leur nature éventuellement anticoncurrentielle. Jusqu'à récemment, les autorités nationales de la concurrence utilisaient la procédure de renvoi prévue à l'article 22 du Règlement sur les concentrations pour avoir une emprise sur de telles opérations. Grâce à cette procédure de renvoi, les opérations non notifiables pouvaient encore faire l'objet d'un contrôle préalable des concentrations par la Commission européenne à la demande des autorités nationales de la concurrence. Cette approche a toutefois été rejetée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l'arrêt Illumina/GRAIL du 3 septembre 2024.
À la suite de l'arrêt Illumina/GRAIL, plusieurs pays européens prévoient désormais dans leur législation la possibilité d'enquêter sur des transactions qui se situent en deçà des seuils financiers traditionnels. Les autorités de concurrence italienne, suédoise et danoise, entre autres, disposent désormais de ce type de pouvoir d'évocation (appelé « call-in powers »). De nombreux autres États membres devraient suivre. Pour l'instant, l’ABC ne dispose pas d'un pouvoir d'évocation, bien qu'elle ait exprimé son soutien à son introduction en Belgique.
Toutefois, les autorités nationales de concurrence ont toujours la possibilité d'utiliser la jurisprudence Towercast, qui confirme que les transactions non notifiables peuvent faire l'objet d'une enquête sur base d'un abus de position dominante. Cela suppose qu'une entreprise occupe une position dominante et qu'elle en abuse en procédant à des acquisitions. Cela a permis à l'ABC d'intervenir dans le passé, comme elle l'a fait en mars 2023 pour empêcher l'acquisition par Proximus du fournisseur de services de télécommunications EDPnet.
La particularité de l'enquête Dossche Mills est que l’ABC n’invoque pas l’interdiction des abus de position dominante, mais bien l'interdiction des accords anticoncurrentiels. Il n'est donc pas nécessaire que les parties concernées occupent une position dominante sur le marché, ce qui signifie que ce mécanisme pourrait potentiellement couvrir (beaucoup) plus de transactions. Il s'agit d'une nouvelle approche de la part de l’ABC, bien qu'elle ne soit pas la première autorité de concurrence à adopter cette stratégie. L'Autorité de la concurrence française a déjà enquêté sur cinq opérations de concentration sous la forme d'asset swap dans le secteur de la viande. Elle a finalement clos l'enquête en mai 2024 sans prendre de mesures à l'encontre des transactions.
Conclusion
L’instruction de l’ABC dans l'affaire Dossche Mills n'a pas été sans conséquence, puisque la transaction a finalement été abandonnée. Cela montre que les autorités de concurrence, même si elles ne disposent pas de pouvoirs d’évocation explicites, peuvent avoir un impact significatif sur les transactions non notifiables. L'affaire Dossche Mills/Ceres confirme ainsi l'effet dissuasif de ce type d’instructions.
Le tournant pris en Europe vers une application plus stricte des transactions qui se situent en dessous des seuils de notification pour le contrôle des fusions pourrait susciter des inquiétudes pour les entreprises en raison de l'insécurité juridique qui en découle. Néanmoins, toutes les transactions ne seront pas visées et il convient d'analyser les circonstances spécifiques de chaque transaction pour en évaluer les risques. Les entreprises opérant sur des marchés très concentrés - et en particulier les leaders du marché qui utilisent des stratégies d'acquisition - ont tout intérêt à tenir compte de cette évolution. De même, les entreprises qui ont tenté de fusionner sans succès dans le passé, ou qui ont été mêlées à des infractions au droit de la concurrence, doivent garder à l'esprit que les transactions qui n'atteignent pas les seuils de notification ne sont pas totalement à l'abri de l'application des règles de concurrence.