Distinction entre marchés de travaux et marchés d'acquisition ou de location d'immeubles : les deux arrêts Silver Tower du Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat se prononce sur la question de savoir si la conclusion par un adjudicateur d'un contrat de bail avec option d'achat doit être qualifiée de marché de location d'immeubles ou de marché de travaux.

Introduction 

Dans deux arrêts récents, le Conseil d'Etat s'est prononcé sur la question de savoir si la conclusion par un adjudicateur d'un contrat de bail avec option d'achat devait être qualifiée de marché de location d'immeubles ou de marché de travaux.

La distinction entre ces deux qualifications n'est pas sans conséquence puisqu'elle détermine l'application ou non de la réglementation sur les marchés publics. Alors que les marchés de travaux relèvent – sauf application d'autres exceptions – du champ d'application de la réglementation sur les marchés publics, l'article 28, §1er, 1° de la loi du 17 juin 2016 exclut « les marchés publics de services ayant pour objet l'acquisition ou la location, quelles qu'en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d'autres biens immeubles ou concernant des droits sur ces biens ».

Cette exception doit être comprise à l'aune de la notion de marché de travaux. Un marché de travaux est défini par l'article 2, 18°, c) de la loi du 17 juin 2016 comme étant un marché (i) ayant pour objet la réalisation d'un ouvrage, (ii) répondant aux exigences fixées par l'adjudicateur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception. En principe, lorsqu'un adjudicateur conclut un contrat de bail portant sur un immeuble existant, ce contrat ne constitue pas un marché de travaux dès lors que (i) ce contrat ne porte pas sur la construction d'un immeuble, et (ii) le pouvoir adjudicateur n'a pas eu une influence déterminante sur la nature ou la conception de cet immeuble.

Le premier arrêt Silver Tower (Conseil d'Etat, arrêt n° 242.094 du 12 juillet 2018)

Le projet « be together » a pour objectif de regrouper dans un seul immeuble les deux centres administratifs de la Région de Bruxelles-Capitale actuellement situés au CCN et au City Center.

Afin de trouver un immeuble pouvant accueillir son personnel administratif, la Région de Bruxelles-Capitale a lancé, en 2018, une procédure de prospection immobilière. Cette procédure a été menée en dehors de la loi sur les marchés publics, en application de l'exception applicable aux marchés d'acquisition ou de location d'immeubles existants.

Deux sociétés ont introduit devant le Conseil d'Etat un recours en suspension selon la procédure d'extrême urgence. Selon ces deux sociétés, le marché envisagé par la Région constituait un marché de travaux, de sorte que l'exception portant sur les marchés relatifs à l'acquisition ou la location d'immeubles existants n'était pas applicable.

Le Conseil d'Etat a considéré que les requérantes ne démontraient pas que la Région avait exercé une influence déterminante sur la nature ou la conception de l'immeuble qu'elle entendait louer et possiblement acquérir, dont l'identité était encore inconnue au moment de l'arrêt. Cette conclusion reposait sur deux éléments :

  • D'une part, la procédure de prospection immobilière visait expressément les immeubles déjà construits ou dont la conception avait été arrêtée antérieurement à la manifestation de volonté de la Région par l'introduction d'une demande de permis, ce qui devait chronologiquement rendre impossible toute influence par la Région sur la conception ou la nature de cet immeuble.
     
  • D'autre part, le Conseil d'Etat a estimé que la seule perspective que des travaux de mise en état locatif et d'installation seraient nécessaires (et qui étaient bel et bien commandés par la Région), ne suffisait pas à conclure à l'existence d'une influence déterminante. Un tel constat nécessitait d'établir que ces travaux dépassaient l'accessoire par rapport à la future opération d'acquisition ou de location. Or, l'examen de cette question était impossible au moment de l'arrêt, vu que l'immeuble qu'occuperait la Région n'avait encore été choisi et que l'importance des travaux de mise en état locatif et d'installation dépendait des caractéristiques de cet immeuble. Le Conseil d'Etat reconnaît ainsi que la qualification de ce type marché est susceptible d'évoluer en fonction de l'offre retenue.

Compte tenu de l'absence de preuves ou d'indices quant à une éventuelle influence par la Région sur la nature ou la conception de l'immeuble qu'elle entendait louer et possiblement acquérir, le Conseil d'Etat a rejeté le recours.

Le second arrêt Silver Tower (Conseil d'Etat, arrêt n° 242.755 du 23 octobre 2018)

À la suite de l'arrêt de rejet du Conseil d'Etat du 12 juillet 2018, la Région de Bruxelles-Capitale a poursuivi la procédure de prospection immobilière menée en dehors de la réglementation sur les marchés publics. Cette procédure a abouti à la décision de la Région de conclure un contrat avec la société anonyme Ghelamco Invest pour la location avec option d'achat de l'immeuble Silver Tower à construire place Saint-Lazare à Saint-Josse-ten-Noode.

La légalité de cette décision a été contestée devant le Conseil d'Etat qui a conclu, cette fois-ci, que le marché concerné était un marché de travaux qui aurait dû être passé en application de la loi sur les marchés publics. Le raisonnement suivi par le Conseil d'Etat fut le suivant.

En ce qui concerne l'objet du marché, et plus particulièrement la question de savoir si le marché avait pour objet la réalisation d'un ouvrage, la circonstance que le contrat de location portait, non pas sur un immeuble existant, mais sur un immeuble à construire, a été déterminante. Le Conseil d'Etat en a déduit que l'objet principal du marché était la réalisation d'un ouvrage puisque, même si la Silver Tower faisait déjà l'objet d'un permis, elle devait encore être construite. Sans la construction de la Silver Tower, il ne pouvait y avoir de location d'un immeuble existant.

En ce qui concerne l'influence déterminante exercée par le pouvoir adjudicateur, le Conseil d'Etat a considéré que la Région avait exercé une influence déterminante sur la nature et la conception de la Silver Tower. Cette conclusion repose sur des indices factuels qui n'étaient pas encore connus au moment du premier arrêt Silver Tower, à savoir : 

  • La chronologie de l'affaire, et plus particulièrement la publication des besoins de la Région au cours des dernières années et les dates d'introduction des demandes de permis d'urbanisme et de permis modificatifs. Le Conseil d'Etat déduit de ces éléments que les demandes de permis ont été introduites afin de rendre la Silver Tower conforme aux exigences exprimées par la Région. L'existence d'un permis initial datant d'avant la publication de l'avis de prospection immobilière n'a pas été jugé suffisant par le Conseil d'Etat pour exclure toute influence de la part de la Région.
     
  • Les exigences auxquelles devait répondre l'immeuble, telles que la localisation, le délai de mise à disposition, etc. La circonstance que ces exigences seraient des exigences « standard », et non spécifiques à la Région, n'a pas semblé constituer un élément pertinent pour le Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat adopte sur ce point une position plus stricte que celle adoptée par la Cour de justice de l'Union européenne qui avait eu égard, dans son arrêt Commission c. Allemagne, au fait que les exigences posées par un adjudicateur allaient « bien au-delà des exigences habituelles d'un locataire à l'égard d'un nouvel immeuble d'une certaine envergure » (arrêt Commission c. Allemagne, 29 octobre 2009, C-536/07, para 58).
  • Le contrôle de conformité de la Silver Tower qui était contractuellement prévu à l'issue de la réalisation de l'ouvrage afin de vérifier que la tour respectait les exigences imposées par la Région.

Sur la base de ces indices factuels, le Conseil d'Etat a conclu que le marché portait sur la réalisation d'un ouvrage (la Silver Tower) sur lequel la Région de Bruxelles-Capitale avait exercé une influence décisive qui dépassait l'accessoire par rapport à la future opération de location et possiblement d'achat. Partant, le Conseil d'Etat a suspendu la décision de la Région, en raison de la non-application injustifiée de la réglementation sur les marchés publics.

La position prise par le Conseil d'Etat dans son deuxième arrêt nous semble être fort stricte. D'une part, le Conseil d'Etat nuance la position prise dans son premier arrêt selon laquelle un immeuble à construire mais dont la conception a été arrêtée, par l'introduction d'une demande de permis, antérieurement à la manifestation de volonté d'un pouvoir adjudicateur équivaut à un immeuble existant. D'autre part, le Conseil d'Etat adopte une interprétation stricte de la notion d' « influence déterminante » et semble considérer que, dès l'instant où un pouvoir adjudicateur a une quelconque influence sur les spécifications de l'immeuble concerné, cette influence doit être qualifiée de déterminante. Sans doute, le Conseil d'Etat ne voyait pas d'un bon œil que dans cette affaire, certains acteurs immobiliers avaient pu se préparer à la consultation du marché de la Région. Pour les adjudicateurs, cet arrêt implique qu'en cas de doute, ces derniers devront préférer la qualification de marché public.