Les faits de la cause et le litige au principal
Le 5 juin 2025, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée, dans le cadre d’une question préjudicielle, sur l’application de l’obligation de transparence lors de l’exécution d’un marché public (arrêt C-82/24 et conclusions de l'Avocat Général).
L’affaire concernait un contrat pour la construction d’une station de traitement thermique des boues d’épuration. Le contrat avait été attribué par un pouvoir adjudicateur polonais à un consortium d’entreprises, établies dans différents États membres, ayant pour cheffe de file Veolia Water Technologies sp. z o.o. (ci-après, le « Consortium »).
Durant l’exécution du contrat, un litige est né au sujet de la question de savoir si le remplacement d’une partie des travaux – en l’occurrence, des récupérateurs – faisait courir un nouveau délai de garantie.
Le pouvoir adjudicateur invoquait une jurisprudence polonaise qui applique par analogie, dans le cadre des travaux, une disposition du code civil polonais applicable en matière de vente. Cette disposition prévoit que, en cas de recours à la garantie, un délai de garantie court à partir de la livraison d’une chose exempte de défaut ou de la restitution de la chose réparée. Le pouvoir adjudicateur soutenait que les documents du marché n’ont pas dérogé à cette règle de droit commun puisqu’ils prévoyaient que « [l]es dispositions pertinentes du droit polonais, en particulier du code civil, s’appliquent mutatis mutandis aux questions qui ne sont pas régies par la présente charte de garantie ».
À l’inverse, le Consortium soutenait que la jurisprudence précitée n’était pas applicable. Selon lui, l’obligation de transparence s’opposait à l’application d’une jurisprudence nationale qui n’était pas rendue expressément applicable dans les documents du marché.
La juridiction nationale saisie de ce litige a posé une question préjudicielle à la Cour de justice relative à la portée de l’obligation de transparence.
Raisonnement de la Cour de justice
Dans son arrêt, la Cour de justice rappelle que le principe d’égalité de traitement et l’obligation de transparence exigent que les conditions de fond et de procédure concernant la participation à un marché soient clairement définies dans les documents du marché, en particulier les obligations pesant sur les soumissionnaires, afin que ceux-ci puissent comprendre exactement les contraintes de la procédure (arrêt C-82/24, point 34).
La Cour de justice souligne également que le principe d’égalité de traitement et l’obligation de transparence doivent aussi être respectés par le pouvoir adjudicateur lors de la phase d’exécution du contrat concerné en vue d’assurer leur effet utile ainsi que la réalisation des objectifs qu’ils poursuivent (arrêt C-82/24, point 36).
Dans le cas d’espèce, la Cour de justice considère que la durée de l’obligation de garantie est une information importante pour la détermination des conditions financières des offres présentées par les soumissionnaires concernés. Elle en déduit que la durée de l’obligation de garantie est une des informations qui doit être clairement définie dans les documents du marché.
Or, la Cour de justice considère que le simple renvoi dans les documents du marché à l’application du droit national ne remplit pas cette condition de transparence, en ce qui concerne la question de savoir si la mise en œuvre de la garantie dans le délai initial prévu par le contrat concerné est susceptible d’entraîner le déclenchement d’un nouveau délai de garantie. La raison en est que le droit national n’est, selon la Cour, pas suffisamment clair : l’article du code civil invoqué figure dans une partie de ce code relative aux contrats de vente et il ne ressort pas du libellé de cette disposition que son champ d’application s’étendrait aux contrats de travaux. L’application, par analogie, de ladite disposition à des contrats de travaux procède d’une interprétation jurisprudentielle et ferait l’objet de divergences entre juridictions nationales ainsi que de débats doctrinaux.
Sous la réserve habituelle de la confirmation par la juridiction de renvoi des appréciations de faits du litige, la Cour de justice conclut que l’application de la jurisprudence invoquée par le pouvoir adjudicateur violerait l’obligation de transparence.
Analyse de l’arrêt
L’arrêt Veolia s’inscrit dans une suite d’arrêts fondés sur le constat que les opérateurs nationaux connaissent mieux la réglementation nationale que les opérateurs établis dans d’autres États membres. En conséquence, quand l’objet d’un marché ou les conditions qui s’y appliquent ne peuvent être compris qu’à la lumière de la réglementation nationale, il existe une distorsion de la concurrence entre les opérateurs nationaux et opérateurs établis dans d’autres États membres.
Sur la base de ce raisonnement, la Cour de justice a déjà jugé qu’une condition de participation (en l’espèce, le paiement d’une contribution) à une procédure de marché public qui découlerait de l’interprétation du droit national et de la pratique d’une autorité, serait particulièrement préjudiciable pour les opérateurs établis dans d’autres États membres (arrêt C-27/15).
De la même manière, l’objet du marché doit être clairement décrit dans les documents du marché. La compréhension de l’objet du marché, qui constitue naturellement un élément essentiel pour la préparation d’une offre, ne peut pas dépendre de la connaissance du droit national (voir arrêt C-423/07 et C-225/98). Dans l’arrêt C-423/07, le contrat de concession en cause portait sur des travaux d’autoroute. L’autorité concédante soutenait que le concessionnaire devait réaliser non seulement les travaux prévus par le cahier des charges mais également des travaux supplémentaires prévus par un décret royal. La Cour a jugé qu’en ne mentionnant pas ces ouvrages dans l’objet du contrat de concession de travaux public ni dans le cahier des charges, l’adjudicateur avait violé l’obligation de transparence.
L’arrêt Veolia étend cette jurisprudence existante à toutes les conditions qui sont importantes « pour la détermination des conditions financières des offres présentées par les soumissionnaires ». La Cour nous entraîne de cette manière dans un débat sans fin. Les opérateurs économiques soutiendront que toutes les conditions contractuelles sont importantes pour la fixation de leur prix, que ce soit les conditions en matière de réception, de révision du marché à la suite de circonstances imprévisibles, de délai d’exécution, et ce afin d’échapper aux interprétations jurisprudentielles négatives pour eux.
L’arrêt Veolia est donc appelé à avoir des répercussions dans les litiges relatifs à l’exécution des contrats publics. Prenons, par exemple, le cas de la garantie décennale. En droit belge, les entrepreneurs sont soumis à la responsabilité décennale pour les « gros ouvrages et édifices », prévue aux articles 1792 et 2270 de l’ancien Code civil. Selon une jurisprudence établie, certains travaux de réparation importants peuvent constituer eux-mêmes de « gros ouvrages » au sens des articles 1792 et 2270 de l’ancien Code civil et, ainsi, faire courir un nouveau délai de responsabilité décennale dans le chef de l’entrepreneur. Cette règle n’étant pas reprise aux articles 1792 et 2270 de l’ancien Code civil, elle pourrait être qualifiée d’insuffisamment prévisible pour des adjudicataires non-belges et être dès lors écartée en application de l’arrêt Veolia.
Enfin, cet arrêt pourrait créer une inégalité entre les pouvoirs adjudicateurs et les adjudicataires (établis dans d’autres États membres). Dans le cadre d’un litige, ces derniers pourraient invoquer toutes les règles légales ou jurisprudentielles applicables dans le droit national, alors que les adjudicateurs ne pourront utiliser que les règles contenues dans les documents du marché ou celles qui sont aisément compréhensible et accessible pour les soumissionnaires établis dans d’autres États membres.
Les auteurs remercient Abdellatif Khamal pour sa contribution à ce Legal Eubdate.